Ce petit livre aurait tout aussi bien pu être titré Expérience et richesse, tant il semble prendre plaisir à démentir l’article célèbre de Walter Benjamin « Expérience et pauvreté » : pauvreté des récits, de la transmission des aînés aux puînés dans des temps où le durcissement du monde bloque la tradition – étymologiquement : récit transgénérationnel.
Imaginons la scène : trois hommes plus ou moins jeunes réunis par l’amitié et par un intérêt partagé pour la psychiatrie institutionnelle (un psychologue, un sociologue et un chirurgien colombien devenu psychanalyste) vont, à quatre reprises, poser une foule de question à un « sage », qu’ils créditent d’en savoir long sur ce qui, actuellement, les anime : la clinique de Chailles, dite La Chesnaie, qui n’est pas rien dans le mouvement de la psychothérapie institutionnelle. Un peu coincés au démarrage, ils sont progressivement gagnés par l’obligeance de l’Ancien, qui leur narre par le menu toutes les circonstances, biographiques, intellectuelles, historiques, qui l’ont conduit à faire éclore cet espace, ce lieu où des fous (il faudrait dire des malades mentaux) sont accueillis d’une façon qui tranche radicalement avec celle des asiles. Le fomentateur d’une utopie concrète. Qui leur répond avec générosité, vivacité, et surtout avec des paroles précises, décantées, sur des sujets aussi variés que la psychose, le collectif, la transversalité, etc., jusqu’à la mort et la mélancolie. Au bout d’un certain temps – la bascule a lieu à l’issue du second entretien –, ils s’allègent de l’admiration qu’ils étaient portés à vouer à un « éminent personnage » et finissent par se saisir de l’os transmis : la liberté toujours en attente de nouvelles marques, pourvu qu’elle s’affranchisse du mythe, trouve les armes de la critique, du débat politique (ces discussions ont lieu au lendemain du crack financier mondial de 2008), et saisisse le flambeau du désir indestructible.
De ce débat qui prend progressivement l’allure d’une pièce de théâtre aux rebondissements imprévisibles, le lecteur retirera le bonheur de voir un homme parvenu au grand âge dilapider allégrement la richesse de son expérience, la mettant à disposition des communautés effervescentes à venir.
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